En collaboration avec le Pr Christian Riché, la journaliste d’investigation Anne Jouan publie La Santé en bande organisée (Robert Laffont). Elle y raconte notamment comment elle a enquêté sur l’affaire du Mediator au Figaro et les entraves, y compris internes, qu’elle a dû surmonter.
Pressions, menaces, petits arrangements entre amis, méthodes de barbouzes : ce livre aux frontières du polar et de l’enquête journalistique éclaire les recoins obscurs de la gestion de la santé publique en France et dévoile les coulisses de l’affaire du Mediator.
Pendant onze ans, le Pr Christian Riché, alias » Monsieur Rungis « , a été une source de la journaliste Anne Jouan. Expert à l’Agence française du médicament depuis sa création en 1993 suite au scandale du sang contaminé, il dévoile dans ce livre, de l’intérieur, le fonctionnement d’une institution censée assurer la sécurité sanitaire mais au sein de laquelle certains sont souvent plus préoccupés par leurs liens avec l’industrie pharmaceutique et leurs propres intérêts.
» Monsieur Rungis » – qui a aidé le Dr Irène Frachon dans son combat pour faire interdire le Mediator – détaille ainsi son audition musclée par l’Inspection générale des affaires sociales, pas vraiment intéressée par sa vérité. Il confie comment l’Agence a maltraité la lanceuse d’alerte. Mais explique aussi que tous les scandales n’ont pas leur héroïne et que de nombreuses histoires ne sont jamais arrivées jusqu’au grand public : la roulette russe avec un lot de produits sanguins contenant des fractions du virus du Sida ; la demande pour modifier un rapport afin de satisfaire un industriel ; le » On peut s’arranger » d’un laboratoire face aux graves effets secondaires d’un médicament. Ou encore la sollicitation d’experts pour retarder l’interdiction d’un herbicide toxique…
Tout est ici raconté.
Interview d’Anne Jouan dans Paris Match
Son enquête sur la corruption dans le monde de la médecine révèle des relations mafieuses entre éminents spécialistes, laboratoires et hommes politiques. Elle lui a valu menaces, intimidations, pressions. A elle et à ses informateurs.
Paris Match. Y a-t-il aujourd’hui des médicaments sur le marché dont on pense qu’ils sont dangereux ?
Anne Jouan. Le problème ne réside pas seulement dans le présent et le futur, mais aussi dans le passé. Dans ce livre, le Pr Riché raconte comment, à la fin des années 80, les autorités sanitaires ont joué à la roulette russe en décidant de laisser sur le marché français un lot de produits dérivés du sang alors que l’Allemagne avait découvert qu’il contenait des fractions du virus du Sida. Cette attitude en dit long sur la façon dont les intérêts industriels passent, souvent, avant l’intérêt des patients.
Il y aussi l’exemple du Vioxx (un anti-inflammatoire utilisé pour soulager notamment les douleurs de l’arthrose) en 2004…
Oui, en 2004, il est retiré du marché mondial en raison de ses risques cardiaques, le médicament a fait 40 000 morts aux États-Unis. En France, où 500 000 personnes en ont consommé, il n’y a officiellement aucun décès car on n’a jamais réalisé de décompte ! Le système cardio-vasculaire des Français serait-il plus robuste que celui des Américains ? Un an après l’arrêt de la commercialisation du Vioxx, Emmanuelle Wargon (alors numéro deux de l’agence du médicament) expliquait au Sénat qu’il eût été plus adéquat de prendre «une mesure alternative à un retrait» du marché, le Vioxx ayant «de réels bénéfices» (sic). Autrement dit, une responsable de l’agence française du médicament tenait des propos plus en faveur de l’industrie que des patients. On peut multiplier à l’envie les exemples de cette légèreté à laquelle s’ajoute de l’incompétence : l’hiver dernier, lors d’une réunion, la directrice scientifique de l’agence a proposé aux participants stupéfaits d’organiser au cimetière du Père Lachaise un pèlerinage sur la tombe du père de l’homéopathie ! La directrice scientifique ! Aujourd’hui la question essentielle est de savoir si cette agence est toujours à même d’assurer la sécurité de nos concitoyens en matière de médicaments. Selon plusieurs de nos sources internes, la réponse est malheureusement clairement non.
Dans votre livre, le Pr Jean-Roger Claude, éminent professeur de toxicologie est membre de la Commission d’autorisation de mise sur le marché des médicaments. Sa femme est conseillère des Laboratoires Servier. Quelles compensations le couple touchait-il pour faire pression sur les autorités sanitaires afin de promouvoir certains médicaments ?
Le Pr Jean-Roger Claude a travaillé dès la fin des années 1970 pour la commission d’autorisation de mise sur le marché, une instance décisionnelle essentielle pour commercialiser un médicament. En 2006, il en a été nommé membre comme représentant de l’Académie de pharmacie. Or, en parallèle de ses activités, le Pr Claude exerçait comme consultant pour le compte de nombreux laboratoires pharmaceutiques et Servier faisait même partie de sa clientèle depuis 1973 ! C’était d’ailleurs son plus gros client car le laboratoire du Mediator représentait 40% de son chiffre d’affaire annuel. Depuis 1989, il a touché 1,6 million d’euros de Servier. En 1998, il épouse Nancy Bouzon, qui deviendra directrice de la toxicologie de Servier. Il a été poursuivi dans le procès du Mediator et relaxé comme beaucoup d’autres pour prescription. Il n’a pas fait appel. Il n’était pas le seul. Nous revenons sur toute une galaxie de personnages, experts et politiques qui cachetonnaient pour le compte de l’industrie pharmaceutique en parallèle de leurs activités pour le compte de l’État. Ces arrangements avec la déontologie ne sont pas le fait de quelques-uns, c’est le fruit du dysfonctionnement de tout un système. A savoir, être au plus près de l’industrie et de l’emploi plutôt que des patients.
Il y a d’autres personnalités dans votre livre…
Oui, on y trouve d’autres « beautiful people » comme le Pr Claude Griscelli, le père des bébé bulle qui était consultant pour Servier depuis le début des années 2000 ; ou encore l’ex-doyen de Paris Descartes, Gérard Friedlander, lui aussi grand ami du labo du Mediator. C’est d’ailleurs lui qui signe le certificat médical du Pr Griscelli pour excuser son absence au procès en juin 2020. C’est encore lui, le Pr Friedlander, qui demande à un professeur de médecine de l’hôpital européen Georges Pompidou, expert judiciaire pour le Mediator, de rencontrer les gens de Servier afin d’être «moins dans l’opposition » (sic). Le même Friedlander a été rémunéré par Servier en 2013 pour son médicament contre l‘ostéoporose Protelos mis sous surveillance dès 2007 à cause de ses effets secondaires. Ces émoluments touchés par l’ex-doyen de la part de Servier sont lisibles dans la déclaration d’intérêts de son épouse, Anne-Marie Armanteras de Saxcé, ex-conseillère santé d’Emmanuel Macron à l’Elysée.
Dans votre livre on a l’impression qu’un système de corruption existe à tous les niveaux de l’Etat, de droite à gauche. Aujourd’hui, sous Emmanuel Macron ça continue ?
Parlons plutôt de collusions ou d’amitiés utiles. Dans le chapitre sur l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), nous racontons comment depuis une vingtaine d’années, la santé publique est tenue en France par un petit groupe. Parmi toute cette bande, on trouve Didier Tabuteau, premier directeur général de l’agence du médicament de 1993 à 1997 (donc à des dates clés du Mediator). L’homme a créé la chaire Santé de Sciences Po. Aujourd’hui, il est vice-président du Conseil d’État. Il a été directeur de cabinet de Bernard Kouchner, ce sont les fameux « Kouchner boys » parmi lesquels on retrouve Gilles Duhamel (ancien de chez Kouchner et inspecteur IGAS), Philippe Duneton (ancien directeur de l’agence et membre du cabinet Kouchner), Philippe Lamoureux (lui aussi ancien de chez Kouchner, ex-inspecteur IGAS, ex-secrétaire général de l’agence et directeur des entreprises du médicament), Jérôme Salomon (ancien de chez Kouchner, et directeur général de la Santé), Emmanuelle Wargon (elle aussi ancienne de chez Kouchner). Sans oublier l’ancien directeur général de l’AP-HP, Martin Hirsch, lui aussi ex-directeur du cabinet Kouchner, l’homme qui se plaignait des papiers du Figaro auprès de l’actionnaire, Thierry Dassault, au point que ce dernier m’a passé plusieurs appels en 2016 pour me dire que mes articles « faisaient de la peine à Martin Hirsch », sic. Toute cette clique forme un mélange politico-industriel à part, les uns (IGAS) inspectant en cas de pépin les autres, anciens collègues et amis, dans une sorte de vase clos endogame. Juges et parties. Derniers exemples en date : l’éphémère ministre de la Santé Brigitte Bourguignon, battue aux dernières législatives et… recasée à l’IGAS. Ou encore : Fabienne Bartoli, l’ex numéro 2 de l’agence qui s’est illustrée en 2009 par des propos aberrants sur le Mediator, elle aussi membre de la chaire Santé de Science Po est devenue au printemps directrice générale de la Haute autorité de santé (HAS). Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se recycle et se transforme.
N’y a-t-il pas des gens honnêtes dans ces instances ?
Mais si ! Une source qui connaît bien les « Kouchner boys » confie : «Nous sommes des personnes honnêtes et écœurées à l’excès par ces pratiques florentines, mafieuses même, que l’on croyait éloignées de la politique de santé publique ». Ce sont justement tous ces écœurés de l’agence, toutes ces sources dépitées et catastrophées par ce manque criant de compétences, ces compromissions et cette incurie qui me donnent des informations. Ils s’en remettent à la presse car leur institution, le gendarme français du médicament, ne tient plus sur ses jambes et qu’ils sont inquiets.
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